A Samuel Patty
Apprendre!
Mot double,
Donner et recevoir.
Quand je t'apprend, tu m'apprends.
Quand je t'explique, je t'écoute.
Partager ce que nous sommes.
Ce que je sais,
Que j'ai appris,
Que j'ai reçu,
Te le transmettre,
Recevoir tes doutes,
Tes questions,
Te remettre les miennes,
Te dire parfois: "Je ne sais pas!"
T'offrir mes certitudes "jusqu'à connaissances nouvelles",
T'aider à questionner ta foi, la mienne, celle des autres,
Ta foi reçue en héritage,
L'interroger,
T'aider à la faire tienne peut-être,
A la refuser parfois
Mais c'est toi qui choisi:
"Je garde ou je rejette?"
En être libre,
En concevoir le doute,
Apprendre de moi les mots,
Apprendre à les prendre pour les faire naître,
Apprendre mes connaissances.
Connaître, nouvelles naissances,
Découvertes d'autres mondes,
Naître à autre chose avec les autres,
Encore le partage.
Et la naissance peut être violente
Dans la découverte d'autres ailleurs.
Mais il ne s'agit que de mots.
Ils peuvent me heurter, te blesser.
On dit que les mots peuvent tuer.
Mais aux mots peuvent toujours répondre des mots.
Ils peuvent aussi caresser, faire jouir.
Aux mots peuvent répondre aussi tendre musique et couleurs scintillantes,
Avalanche de notes,
Rythmes endiablés,
Traits ravageurs, incandescents.
La poésie peut-elle tout dire?
Avons nous les mots pour dire l'horreur?
Tu es mort
Pour un coup de crayon,
Un crayon pour rire.
Tu aurais pu mourir de rire
Mais tu es vraiment mort.
"Les enfants!", tes enfants, ceux qui t'écoutaient, qui apprenaient.
"Ce n'est pas un jeu vidéo les enfants"!
Son cœur ne bat plus
Son aimée ne le serrera plus dans ses bras
Son enfant ne pourra plus lui dire: "Papa!"
Ceux qui t'ont volé ta vie ne veulent rien donner,
Ne savent pas recevoir.
Ils ne savent qu'imposer, forcer, violer.
Leur foi n’autorise pas le doute,
Elle brûle les livres,
Elle coupe les têtes, siège de la pensée
Pour un monde uniforme,
En uniforme.
Pour que vive la soumission,
Il faut éradiquer la pensée,
Il faut réciter sans jamais s'arrêter dans l'infini des temps
Mais surtout,
Surtout,
Ne pas apprendre!
Ne pas connaître
Ne pas renaître
Autodafés!
Têtes coupées!
Corps brûlés!
Apprendre.
Je t'apprends,
J'apprends de toi.
Apprendre pour être libre,
Libre, liber, livre,
Apprendre dans les livres pour être libre,
Pour creuser son chemin, choisir ses routes.
Apprendre pour grandir,
Créer sa route au milieu des autres, avec les autres, pas contre les autres.
Ou plutôt, parfois si, parfois aussi contre eux.
Je ne suis pas d'accord,
Tu n'es pas d'accord.
Et alors!
Tu peux croire ou ne pas croire.
Au commencement était le Verbe,
Et le Verbe était Dieu.
La Parole, la Bible
Le livre, le Coran
La même injonction:
"Lis!"
Pour apprendre,
Pour être libre.
Au commencement était le Verbe, la parole, le Logos,
La parole!
Parler, mais si tu parles je t'écoutes et puis c'est moi qui parle et alors tu m'écoutes.
Je questionne,
Tu réponds,
Tu questionnes,
Je réponds.
Et parfois le silence.
"Je ne sais pas"
"Je ne sais plus"
La Parole,
La dispute,
Sans fin, pour essayer de comprendre,
Pour te comprendre,
Pour me comprendre,
Pour te connaître,
Pour me connaître,
Pour naître à moi,
Naître à toi.
Pas pour prendre tout seul
Mais prendre avec,
Avec l'autre,
Avec toi,
Pour embrasser le monde,
Le saisir,
Le serrer dans mes bras,
Pour apprendre le silence aussi.
Avons nous toutes les réponses? Toujours?
Lui, l'assassin, voulait imposer sa loi,
Une loi toute faite,
Venue d'en haut,
Indiscutable,
Non négociable!
En te tuant Samuel,
Ils ont chercher à assassiner la parole, et le silence aussi,
L'essence même de ce qui nous fait vivre ensemble,
Cette parole qui est au cœur de nos lois
Sans fin discutées, lues, relues, corrigées, modifiées, contestées, amendées, vilipendées, manifestées,
Mille fois remises sur le métier
Avec ses mots, ses virgules, ses silences,
Enfin respectées!
Quel torrent de mots!
Quel torrent de paroles!
Envie de rire
Envie d'en rire,
Et les crayons sont là pour nous railler,
Pour se moquer
De nos travers,
De nos outrances,
De nos prétentions.
Et ta mort est devenue publique, objet des expressions de tous les egos,
De toutes les impudeurs,
De tous les manque de savoir-vivre,
Des savoir-mourir.
Ta mort souffle en tempête sur les réseaux du net.
Faut-il que nous nous aimions si peu?
Faut-il que nous ayons si peur?
Que nous aimions si peu l'image que nous donnons de nous pour ainsi, sans cesse, se mettre en pâture dans ces arènes apparemment sans visages mais qui, au bout du bout, peuvent tenir des couteaux, des grenades, des bombes et donner la mort, semer l'effroi et le doute en ce qui nous unit, la parole, devant la face du monde, provoquant la peur, l'effroi et puis l'angoisse?
En direct!
Antoine Leprette
Vendredi 6 novembre
La maison du Pêcheur - Locmiquélic
Extrait de "Être(s) libre(s)" (inédit)
La liberté de la presse, de caricaturer, une vieille histoire française, un combat incessant pour une démocratie toujours en équilibre.
1-Le Cri du Peuple. Journal de Jules Valles interdit par A. Thiers. Il reparaît pendant la Commune de Paris en 1871 et devient le journal le plus lu à Paris. Les Communards seront massacrés par Thiers. 20 000 Parisiens assassinés durant la semaine sanglante et il y a toujours des lycées Thiers en France!
2- Une de Charlie Hebdo de janvier 2020
3- La liberté de la presse de la Croix, journal catholique à l'Humanité, journal du Parti Communiste Français.
4- Damien Glez, dessinateur franco-burkinabe dans jeune Afrique en Novembre 2020.
5- Une de Charlie Hebdo après l'assassinat de Samuel Patty. La couverture republie des caricatures de Mahomet à l'origine d'émotions violentes dans le monde musulman et des assassinats provoqués par les tenants d'un islam politique pratiquant le terrorisme.
6- "J'accuse". Lettre ouverte de Emile Zola au président Félix Faure publiée en 1898 dans le journal de G. Clémenceau, "L'Aurore". Zola accuse une dizaine de personnalités de l'Etat d'être responsable de la condamnation du capitaine Dreyfus au nom de la raison d'Etat. Cet article vaudra à son auteur d'être condamné en Cour d'Assise ce qui le pousse à s'exiler au Royaume Uni. Son article marque le début de la procédure de réhabilitation de Dreyfus.
7- Une du journal turc Kumhuryet, seul journal d'un pays à majorité musulmane à avoir défié la censure en publiant en pages intérieures les caricatures publiées dans Charlie Hebdo.
8-«Un jour, Mme de Gaulle entre dans la chambre de ses petits-enfants et les surprend en train de se bidonner devant Hara-Kiri. Elle est horrifiée et déboule dans le bureau de son mari pour lui réclamer l’interdiction du titre !». Cette anecdote rapportée par le journal Libération est délicieuse. Hara Kiri, le journal bête et méchant fondé par Bernier, Cavanna et les autres fut interdit de vente aux mineurs le lendemain de la mort de de Gaulle par le ministre de l'intérieur de l'époque, R. Marcellin. Hara-Kiri engendra Charlie Hebdo. La prude Yvonne Vendroux-de Gaulle fut par ailleurs celle qui encouragea son mari à accepter la proposition de L. Neuwirth autorisant la contraception orale. Nous sommes pétris de contradictions.
9- Caricature de Daumier qui représente Louis-Philippe en Garagantua avalant des sacs d'or. Cette lithographie fut publiée en 1831 dans le journal "Caricature" et valu à Daumier d'être condamné à six mois de prison ferme.
10- Caricature du Canard enchaîné censurée par l'Etat-major pendant la première Guerre mondiale.
11- Le président de la République, E. Macron caricaturé. Sans commentaire!
12 et 13 - "Faut espérer que ce jeu là finira bientôt".
Deux images d'Epinal qui circulaient de village en village, transmises par les colporteurs, à la veille de la Révolution française. Le Tiers-Etat représentait 90% de la population. En son sein, 80% de paysans qui faisaient vivre les deux ordres privilégiés, le clergé (ordre n°1) et la noblesse (ordre n°2). La haine pour le clergé (principalement le haut clergé) était féroce dans une grande partie du royaume de France, le royaume "très chrétien". Le catholicisme fut l'opposant le plus farouche de la liberté d'expression et de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat, parfois très violemment, avant de découvrir la liberté que la laïcité lui apportait. La laïcité a permis de mettre un terme aux guerres de religions qui ont tant divisé et meurtri les Français, tout en permettant à chacun de vivre sa foi.
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Samedi 3 octobre 2020. L'association "Vent du large" de Locmiquélic dans le Morbihan, organisait une journée de contes, de poésie et de musique en solidarité avec les migrants, au profit des associations "Accueil Sans frontière" de Locmiquélic et SOS Méditerranée. Je fus invité avec beaucoup de gentillesse à lire un de mes poèmes, des extraits de Exil II.
L'exil!
L'exil qui nous éloigne
L'exil qui nous sépare
Nous met à part
Nous rend, différents.
Étranges étrangers.
L'exil!
Parfois choisi
Souvent subi
Exil douleur
Rarement douceur
Exil tristesse
Parfois tendresse
Exil couleurs
Exil rencontres.
L'exil!
Qui nous fabrique
Qui nous façonne.
L'exil c'est partir.
Partir,
Sans revenir.
Partir,
Puis revenir.
Si loin!
Si près!
Les frontières nous enferment,
Les frontières nous accueillent,
Les frontières dans nos têtes,
Dans nos cœurs,
Dans nos âmes,
Des murs qui emprisonnent.
Où es-tu mon île,
Ma grande île,
Mon île rouge,
Mon île verte et bleue?
On m'a enlevé à toi il y a si longtemps.
L'arrachement!
C'est ainsi que je nommais la tâche grise qui hantait mes nuits d'enfants.
Et j'ai grandi si loin, avec en moi un vide, un manque, un trou que je n' pouvais nommer.
Où étiez-vous voix d'hommes et de femmes mêlées qui chantaient dans l'abside, derrière les bananiers verts?
Vos notes s'élevaient vers le ciel bleu et blanc,
Coulaient vers les rizières.
Elles couraient dans la ville, inondaient le jardin,
Venaient bercer l'enfant dormant sous la varangue.
La vague vous a ôté,
L'avion m'a emporté.
Quarante ans plus tard dans un Paris glacé,
Vos voix sortent de l'ombre.
Elles surgissent des sillons d'un vieux disque usé.
J'écoute, amusé, ces notes venues d'ailleurs.
Et puis mon cœur bondit,
Mes yeux tout embués de larmes qui débordent.
Tout au fond de mon corps, au tréfonds de mon âme,
Là, très loin, dans un coin perdu de cellules oubliées,
Viennent les notes des hommes et des femmes mêlées
Qui chantaient dans l'abside, derrière les bananiers.
Ces notes réveillent en moi les souvenirs enfouis.
Moments si tendres,
Oubliés,
Perdus,
Aujourd'hui retrouvés.
Et je pleure doucement.
Mon cœur est si heureux de cette joie qui coure dans le réseau si dense de mes veines bleutées,
Mes nerfs sont à vif,
Effleurés par la caresse douce de ces voix venues des rives de ma naissance.
Je suis retourné sur l'île,
Mon île,
La grande île,
L'île rouge, verte et bleue.
J'ai retrouvé l'abside derrière les bananiers,
J'ai entendu les chants des hommes et des femmes mêlées,
J'ai mis mes pieds d'adulte dans mes chaussures d'enfant
Et j'ai fermé les yeux pour ce voyage ailé.
Mes pas m'ont transporté,
C'est le jour du marché,
Les odeurs m’enivrent,
J'ai six mois
J'ai deux ans,
Ma main blanche dans la sienne,
Sa longue main noire si fine,
La main de Noureline,
Le long de l'océan aux couleurs vertes et bleues,
Les couleurs qui flottaient autour de la tâche si grise.
Au bout de la rue, la plage
Et la grande avenue bordée de cocotiers.
Et mes pieds me conduisent
Et je trouve la plage et la longue avenue bordée de cocotiers,
Là où le vert de l'eau se mêle au bleu du ciel,
Le long de l'océan,
Au bord du grand canal,
Celui du Mozambique.
Je peux pleurer enfin sur mon île retrouvée.
J'ai pu remplir le vide, le manque, le trou que je n' pouvais nommer.
Enfin réconcilié!
Antoine Leprette
Mercredi 23 septembre
La maison du Pêcheur - Locmiquélic
Extrait de "Dans les fêlures du Temps" - Recueil en préparation
Il est venu de loin,
Sa besace crevée,
De son pays lointain
Qui l'avait rejeté.
Ses yeux se perdent parfois,
Son regard est muet
Dans des ailleurs glacés
Où se givre l'effroi.
Il s'en venait d'Orient,
De cet Iran lointain
Aux senteurs de roses,
Aux parfums de jasmin,
Cette Perse mythique
Qui fit naître les poètes,
Poètes de l'amour,
Et du temps qui s'en va,
De son pays aimant
Violé par les violents
Qui volent, qui tuent, qui blessent
Pourchassant les amants
Au nom de Dieu, au nom de diable
Au nom de tant de boniments.
Il est là tout cassé,
Comme un oiseau blessé
Recherchant la tendresse,
L'amour et la beauté.
Il est là l'étranger,
Si proche et si lointain
Et nous n'avons pour lui
Que nos cœurs, que nos mains
Mais c'est déjà beaucoup
Pour l'homme qui a souffert,
L'enfant qui est sorti
Des geôles de l'enfer.
Et l'âme sœur est là
Tant cherchée, désirée
Qui revit et qui chante
Au printemps qui renaît.
Et c'est la vie qui gagne
Et c'est l'amour offert
Comme un affront suprême
Aux geôliers amers.
Merci à toi, merci
Prisonnier solitaire
Qui a su t'en aller
La tête haute et claire
Chantant ta liberté
A la face des hyènes
Pour retrouver les tiens
Embrasser ceux qui t'aiment;
Pour retrouver celui,
Contre vents et marées,
Qui remua le ciel,
Qui boul'versa la terre
Pour guider ton chemin,
Aplanir les montagnes.
Ses yeux étaient ton phare
Qui te guidaient la nuit
Au milieu des rochers
Dressés par les méchants
Pour t'empêcher de vivre,
D'aller le retrouver.
Étranger tu étais,
Tu es maintenant nôtre.
Nous t'accueillons sans fards,
Sans détours, sans histoires.
Puissiez vous vivre enfin
En paix, dans l'harmonie,
Mes enfants au passé
Si douloureux, meurtri.
Antoine Leprette
Dimanche 14 avril 2019
La maison du pêcheur - Locmiquélic
Extrait de "Etre(s) libre(s)" (Inédit)
Exil espoir
Exil souffrance.
Elle est partie
Ils sont partis.
Je les revois tous
Ils étaient des centaines
En une file étrange d'hommes, le regard perdu.
Aéroport de Dammam
Arabie saoudite
Le long du Golfe
Deux heures du matin
Les yeux fatigués
Silencieux
Ils attendent le sésame,
Tampon sur le passeport qui leur dira "Entrez!"
Ils ont quitté l'Inde ou le Népal, le Sri-Lanka, le Bangladesh
Un seul rêve dans les yeux
Une seule boussole
Toujours la même
Chacun la sienne
Mon garçon
Mon fils
Toi qui porte mon nom
Tu le porteras loin, très loin, plus haut que moi.
Il s'appelait Muhammad et venait du Bengale
Son nom est Bastarian, originaire des Indes.
Ils étaient chauffeurs, jardiniers, serveurs
Mister plomber, Silicon man, hommes à tout faire
Invisibles
Si présents
Toujours souriant devant les abbayas noires
Toujours aimables avec les tawbs blanches
Toujours si polis avec les passeports blancs.
Vous arriviez tous les matins dans les bus qui déversaient vos corps fatigués.
D'où veniez vous?
Où retourniez vous le soir quand la nuit tombait sur le désert brûlant?
A combien dormiez-vous dans ces containers chauffés à blanc sous le soleil incandescent de l'Arabie des sables?
D'où veniez-vous, vous qui, jour après jour, sans jamais s'arrêter, couraient, sceaux de goudron brûlant à la main, slalomant au milieu des quatre-quatre rutilants lancés à des vitesses folles, pour boucher les trous de leurs autoroutes sans fin?
Vous qui, sans jamais s'arrêter, chassaient le sable qui recouvrait ces rubans de bitumes filant dans le désert surchauffé,
Combat de tous les jours contre les vents de sable aux embruns dorés.
Et toi jeune fille aux yeux remplis de larmes,
Le cœur glacé de peur à ces lendemains flous,
Ton âme pétrie d'angoisse à quitter ton village, tes parents, ta famille, tes paysages d'enfant.
Tu serrais fort la main de ta voisine quand l'avion prit son envol pour l'Arabie des mille et unes inquiétudes.
Tu venais de Colombo, de la misère des sols boueux, des lendemains inexistants rongés par la nécessité d'achever la journée.
"Where do you come from?
Where are you going?"
Toujours les mêmes questions, lancinantes,
Mélopée en boucle.
Je viens de la misère,
Je marche vers le ciel bleu,
Vers toi dont le passeport est blanc,
Privilège insensé qui ouvre toutes les portes.
Mon esprit retourne à Dammam,
Son aéroport.
Deux heures du matin
Fatigué par un voyage sans fin
Je me met dans la file des hommes indiens hagards.
Un policier arrive
"Sir! Please! come on with me!"
Sans attendre, me voici devant l'officier au tampon.
Mon sésame dans la poche, je hèle un taxi.
Monde insensé, où les hommes ne valent pas les hommes.
Exil souffrance
Exil espoir
Exil voyage
Exil prison.
Retour de Colombo, mon épouse te rassure jeune fille aux yeux de braise.
Demain tu te rendras chez Nemera,
Elle vient de la Grande-Ile.
Ses parents avaient pris le bateau pour fuir le Pakistan.
Ses lointains aïeux avaient quitté le Yemen, il y a longtemps, si longtemps,
Ils voulaient simplement vivre un islam différent
Et Nemera t'attend.
Elle a appris en France à enseigner la langue de Molière.
Tu t'occuperas de ses enfants.
Sois rassurée jeune fille,
Les tiens sont passés avant, pour voir, vérifier, te protéger.
Nemera n'est pas la deuxième, la troisième, la quatrième épouse d'un homme tout puissant, en tawb blanche, au shemag rouge et blanc.
Elle n'a que deux enfants et son homme est doux.
Les hommes de ton pays sont passés avant toi, pour toi.
Tu as de la chance jeune fille aux yeux noirs.
Tu viens du Sri-Lanka.
Mariam vient des Comores,
Son patron est son maître.
Elle a osé dire non!
Le maître est passé outre.
Mariam s'est enfuie.
Accusée de vol, menacée du fouet,
Elle dort ce soir avec tant d'autres femmes derrière les grands murs aux barbelés serrés.
Elle est femme, elle est noire et ça est pas grand chose.
Nurah vient d'Erythrée
Elle a seize ans
Dhiya a donné six mille cinq cents euros à sa voisine,
Nurah garde son bébé,
Dhiya garde son passeport.
"On ne sait jamais".
Dhiya est professeure,
Dhiya est française, son papa égyptien, sa maman d'Algérie,
Un passé de Cosette,
Les Ténardiers, Jean Valjean,
C'est l'histoire de Dhiya
Nous sommes à Dammam
Au bord du Golfe arabico-persique
Année 2014 après Jésus-Christ
1436 ans après l'Hégire.
Exil espoir
Exil souffrance
Tu es parti
Elles sont parties.
Elles viennent de Manille
Ont laissé leurs enfants aux mains de leurs parents
Les hommes les ont laissé, frappé, abandonné
Elles sont serveuses, ménagères, nounous
Elles frottent, font briller,
Elles astiquent.
"Comment vont les enfants?"
"Bien Monsieur Antoine
Bien Madame Isabelle"
Une larme perle au coin de leurs pupilles humides.
Le dernier a quatre ans.
Il avait un an quand l'avion est parti.
Neeta, a plus de chance
Ménage à gauche
Ménage à droite
La serpillière, le balai et le sceau à la main
Effacée
Invisible
Douze heures par jour
Couturière la nuit
Mais son mari est là et ses enfants aussi.
Le dimanche à l'église clandestine de la ville
Elle chante,
Elle prie,
Nous emmène choisir des tissus chatoyants.
Elle nous prend par la main
Nous serre dans ses bras
Son sourire plein de vie
J'ai trouvé une amie
Enfin vue!
Exil qui vous emmène
Sans fin
Toujours plus loin
Ailleurs
L'histoire de Nemera,
De ses anciens aïeux
Chassés d'un lieu, pas toujours accueilli,
C'est ton histoire aussi fille d’Israël
Toi dont le roulement des R a bercé mon enfance
Toujours sur le départ au grès des caprices des princes,
De la folie des homme.
Constantinople, Espagne
Amsterdam, Alexandrie
Et puis voyage en France
La Pologne,
Pour tes frères, pour tes sœurs.
Terminus Auschwitz!
"Rentre chez toi sale nègre!"
Rond-Point de Charbonnage
Libreville
Gabon
J'ai troqué les sables brûlants pour le vert des forêts.
Toujours la même histoire.
"Hé! le white, le white!"
Seul homme à la peau blanche dans la foule affairée
Je ressens tout le poids d'être autre,
Différent!
"Retourne chez toi, sale nègre!"
Ils sont là tous les deux
Les yeux fixés au sol,
Vrillés à leurs souliers.
Ils viennent du Cameroun,
Chauffeurs,
Étrangers sans papiers.
Le policier à la peau noire sourit
"Ce sera dix mille francs".
Je rentre à la maison, m'installe sous la varangue.
"Bonjour papa!
Ca va?"
On parle deux minutes,
Pas plus.
Le travail l'attend.
Angèle est là, fidèle,
Femme courage,
A six heures le matin
A dix heures le soir,
Elle est toujours là Angèle,
Fidèle!
Elle tord le linge
Repasse
Fait à manger,
S'occupe de la fille de sa patronne.
Elle est togolaise Angèle,
Sa patronne est Fang.
Cinq ans, cinq ans sans retour au pays.
Les papiers, les visas
Et encore les papiers
Et encore les visas.
Un an de salaire pour un visa.
Sa fille a dix ans.
Angèle ne pleure pas,
Angèle travaille
"C'est pas grave Papa.
C'est la vie,
C'est ainsi!"
Antoine Leprette
Dimanche 27 septembre
La maison du Pêcheur - Locmiquélic
Extrait de "Singuliers dans la foule" (Inédit)
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