Vingt-septième jour de confinement - II
Et nous comptons nos morts
Car nous avons des morts
Des centaines, des milliers,
Bientôt, des centaines de milliers
Des hommes, des femmes, des anciens, des enfants.
Et sur leurs corps si vite jetés
Par delà les couleurs de leurs yeux qu'on ne peut oublier
Qui inondent nos prunelles des larmes que nous n'avions pu verser,
Eux, recommencent à compter, à payer, monnayer
Avides de construire, de déjà reconstruire
La tour,
La tour grande
Grande
Si grande qu'elle doit toucher le ciel
La tour
Qui détruit
Qui courbe nos échines
Empoussière nos poumons
Emplit de haine nos regards
Pour les autres,
Tous les autres
Pour nous même
La tour qui nous meut
Incessant mouvement
Nous met seuls dans la foule
Épuise nos sentiments
Affole les oiseaux
Mais que valent les oiseaux?
Tapis dans l'ombre de nos morts,
Plus que jamais inutiles
On les avait presque oublié
Ils semblaient perdus, hagards, parfois meurtris,
Souvent maladroits
Cachant mal leur surprise.
Eux aussi paraissaient effarés
Ils n'étaient pas préparés
Et nous les comprenions.
Ils sont donc comme tout le monde
Eux aussi ont un cœur, des amis, des parents
Ils nous font souvent rire avec leurs maladresses
Leurs mensonges mesquins
Qui cachent mal leur détresse
Leur insuffisance
Leur suffisance.
Alors, nous pardonnons
Nous pardonnons si vite!
Venez,
Venez avec nous,
Dansez à la vie retrouvée
Quand la faucheuse sera passée
Venez, chantez avec nous
Rions avec l'oiseau
Dans nos villes renaissantes,
De l'herbe sur les pavés,
Dans nos douces campagnes,
Par les abeilles butinées.
Ils nous écoutent,
Et nous laissent parler
Mais la tourmente passée
Ils reprennent les rênes
Et les tiennent serrées.
Car au fond ils s'en foutent.
Leurs yeux sont secs
Cœurs de béton.
Et s'ils ont eux aussi
Leurs victimes et leurs morts
Ils ne savent pas pleurer.
Ne rien laisser passer.
C'est à la tour qu'il faut penser.
Aldo Moro
Vous vous souvenez?
Abandonné
Sacrifié
Sur l'autel de la tour
Qui au ciel doit monter
Ils ne pensent qu'à ça.
Après les mots de guerre
Après les mots de paix
Après les mots câlins
Les mots doux, les caresses
Les voilà qui reviennent
Durs, cassants, blessants
Il faut siffler la fin de la partie
Assez joué!
Devoir
Savoir
Pouvoir
Chacun à sa place
Une seule tête
Un seul rang
Un seul chant
Il faut la reconstruire
La tour
La tour grande
Si grande
Elle doit toucher le ciel
Peu importe les oiseaux
Et d'abord, quels oiseaux?
Et ne vous inquiétez pas
On vous les fera vos monuments
Vos monuments aux morts
A tous vos morts
Vos héros d'un jour
Vos héros pour toujours
Vous les aurez vos danses
Vous les aurez vos chants
Une fois l'an
Au pied de vos monuments
Promis, on a promis
Cela ne sera plus
Promis, promis
Nous aussi on a juré, sermenté
Plus jamais cela!
Plus jamais!
Vous ne mourrez plus
On va s'en occuper!
Et vous serez:
Filmés
Surveillés
Numérisés
Pistés
Encartés
Téléfilmés
Cadrés
Encadrés
Webcamés
Clonés
Surveillés
Enregistrés
Tweetés
Facebookés
Googueulisés
Télésurveillés
Videofilmés
Digitalisés
Aseptisés
Big Brother
Tu te souviens mon amour?
Big brother is watching you
Tu te souviens?
"Au clair de la lune, mon ami oiseau
Donne moi ta plume
Pour chanter plus haut"
Tu m'as tendu la main
Je t'ai tendu mes plumes.
Tu te souviens?
On a promis
Promis!
Mais peut-on encore promettre?
Ils nous ont tellement tout pris
Même nos mots
Jusqu'à nos rêves
Parfois leurs mots qui consolent
On se prend à y croire
On voudrait tant y croire
Et si c'était vrai?
Alors on fait semblant
On se rassure un peu.
Mais quand même mon oiseau joli
Promis!
Encore
Encore une fois!
On va essayer
On va les surveiller
On va tout tenter
On ne les laissera plus
T'oublier, te blesser, te tuer
Mon amour
Mon oiseau
Ma Terre
Ma liberté.
Antoine Leprette
Samedi 11 avril 2020 - La maison du pêcheur - Locmiquélic
Extrait de "Blues du soir: le grand cris de l'arbre" (Inédit)