Une fleur entre ses doigts, il pleure, l’enfant juif aux yeux bleus.
Ils sont là dans sa chair, tatouages au fer rouge
Les morts, ses morts, les femmes violées, maisons incendiées.
Les Cosaques sont passés sur leurs corps,
Ceux de ses anciens, si nombreux sur les rives du Dniepr1.
Ils sont là sur sa peau, numéros tatoués,
Ses parents, assassinés derrière les barbelés2.
Le sable coule entre ses doigts, il contemple hagard
Le corps de Sarah3, meurtri, violé par les tueurs,
Ses cousins de Gaza venus venger Agar4.
Ils sont sortis des murailles de béton sensées les enfermer
Les riens, les invisibles, les humiliés, les damnés, ses frères
Devenus meurtriers, à leur tour, un tour insensé5.
Sous les gravas des écoles, des hôpitaux détruits,
Sous les pluies d’obus, sous les déluges de bombes,
Un autre garçon aux yeux bleus, une fille aux yeux noirs pleurent,
Leur mère entre leurs bras
A deux pas d’Odessa, sous les ruines de Gaza.
Ils sont si nombreux les tueurs venus de la toundra6,
Ils sont sans pitié les vengeurs de Sarah7.
La guerre, partout, reprend ses droits
Dans un sens ou dans l’autre
Sous la férule meurtrière de despotes assassins8.
Et devant son clavier, à Paris, à Berlin,
L’homme à la peau couturée voit défiler les morts,
Ceux des kibboutz, ceux de Gaza,
Ceux des rives du Dniepr, ceux des quais d’ Odessa,
Les cicatrices si nombreuses, si vives qui parcourent sa peau
s’enflamment en feu brûlant, coutures de temps anciens.
Ils en ont tant vécu, ceux d’avant, ses parents,
Tant de guerres civiles, pour un drapeau, pour un roi,
Pour un dieu, pour un saint,
Tant de plaines brûlées, tant de guerres de tranchées,
Le cycle des vengeances sans cesse recommencé
À Anvers, à Strasbourg, Cracovie ou Berlin.
Ses doigts sur le clavier interroge le passé
pour comprendre le présent et préparer demain.
Ils se sont enfin connus, enfin reconnus,
Ils se sont parlés, ils ont tendu la main,
Ceux d’ Anvers, de Strasbourg et aussi de Berlin
Pour que plus jamais ça, plus jamais, plus jamais,
Pour que vive la paix et la paix est venue,
Fragile, mais présente9.
Les doigts courent sur son clavier, les doigts de l’homme blessé.
Puissent-ils voir le sentier caché dans le roncier,
Ce chemin si ténu au milieu du pierrier
Pour enfin se connaître, enfin se reconnaître,
Se parler, mains serrées, tout mêlés,
Une fleur entre leurs doigts,
Les hommes de la toundra, les enfants d’Odessa,
Les descendants d’Agar, les enfants de Sarah.
Antoine LepretteMardi 02 janvier 2024 – La maison du Pêcheur - LocmiquélicPublié dans Florilège n°195
1Allusion aux très nombreux pogroms qu’a subit la communauté juive en Ukraine au XIX° siècle.
3Allusion à Sarah, épouse d’Abraham, mère d’Isaac, grand-mère de Jacob-Israël, mère du peuple juif d’après les textes bibliques.
4Allusion à Agar, concubine égyptienne d’Abraham, mère d’Ismaël, demi-frère d’Isaac, qui doit se réfugier dans le désert après sa répudiation par Abraham et qui est la mère des peuples arabes d’après les textes bibliques et le Coran.