Suis-je vivant?
Suis-je mort?
Suis-je en train de marcher dans mon rêve, endormi?
Le mouvement de la pendule semble s'être arrêté.
La vie s'est mise à bégayer
Le temps a dérapé
Nous sommes sur la bande d'arrêt d'urgence
Et nous voyons la vie passer sur le côté .
Nous sommes dans un cliquet du temps
Un cliquet bloqué.
Antoine Leprette
Jeudi 30 avril 2020 - Maison du pêcheur - Locmiquélic
Publié dans le volume 3 de la revue "Onn zeu oueb eugaine" - 10 mai 2020
Et nous comptons nos morts
Car nous avons des morts
Des centaines, des milliers,
Bientôt, des centaines de milliers
Des hommes, des femmes, des anciens, des enfants.
Et sur leurs corps si vite jetés
Par delà les couleurs de leurs yeux qu'on ne peut oublier
Qui inondent nos prunelles des larmes que nous n'avions pu verser,
Eux, recommencent à compter, à payer, monnayer
Avides de construire, de déjà reconstruire
La tour,
La tour grande
Grande
Si grande qu'elle doit toucher le ciel
La tour
Qui détruit
Qui courbe nos échines
Empoussière nos poumons
Emplit de haine nos regards
Pour les autres,
Tous les autres
Pour nous même
La tour qui nous meut
Incessant mouvement
Nous met seuls dans la foule
Épuise nos sentiments
Affole les oiseaux
Mais que valent les oiseaux?
Tapis dans l'ombre de nos morts,
Plus que jamais inutiles
On les avait presque oublié
Ils semblaient perdus, hagards, parfois meurtris,
Souvent maladroits
Cachant mal leur surprise.
Eux aussi paraissaient effarés
Ils n'étaient pas préparés
Et nous les comprenions.
Ils sont donc comme tout le monde
Eux aussi ont un cœur, des amis, des parents
Ils nous font souvent rire avec leurs maladresses
Leurs mensonges mesquins
Qui cachent mal leur détresse
Leur insuffisance
Leur suffisance.
Alors, nous pardonnons
Nous pardonnons si vite!
Venez,
Venez avec nous,
Dansez à la vie retrouvée
Quand la faucheuse sera passée
Venez, chantez avec nous
Rions avec l'oiseau
Dans nos villes renaissantes,
De l'herbe sur les pavés,
Dans nos douces campagnes,
Par les abeilles butinées.
Ils nous écoutent,
Et nous laissent parler
Mais la tourmente passée
Ils reprennent les rênes
Et les tiennent serrées.
Car au fond ils s'en foutent.
Leurs yeux sont secs
Cœurs de béton.
Et s'ils ont eux aussi
Leurs victimes et leurs morts
Ils ne savent pas pleurer.
Ne rien laisser passer.
C'est à la tour qu'il faut penser.
Aldo Moro
Vous vous souvenez?
Abandonné
Sacrifié
Sur l'autel de la tour
Qui au ciel doit monter
Ils ne pensent qu'à ça.
Après les mots de guerre
Après les mots de paix
Après les mots câlins
Les mots doux, les caresses
Les voilà qui reviennent
Durs, cassants, blessants
Il faut siffler la fin de la partie
Assez joué!
Devoir
Savoir
Pouvoir
Chacun à sa place
Une seule tête
Un seul rang
Un seul chant
Il faut la reconstruire
La tour
La tour grande
Si grande
Elle doit toucher le ciel
Peu importe les oiseaux
Et d'abord, quels oiseaux?
Et ne vous inquiétez pas
On vous les fera vos monuments
Vos monuments aux morts
A tous vos morts
Vos héros d'un jour
Vos héros pour toujours
Vous les aurez vos danses
Vous les aurez vos chants
Une fois l'an
Au pied de vos monuments
Promis, on a promis
Cela ne sera plus
Promis, promis
Nous aussi on a juré, sermenté
Plus jamais cela!
Plus jamais!
Vous ne mourrez plus
On va s'en occuper!
Et vous serez:
Filmés
Surveillés
Numérisés
Pistés
Encartés
Téléfilmés
Cadrés
Encadrés
Webcamés
Clonés
Surveillés
Enregistrés
Tweetés
Facebookés
Googueulisés
Télésurveillés
Videofilmés
Digitalisés
Aseptisés
Big Brother
Tu te souviens mon amour?
Big brother is watching you
Tu te souviens?
"Au clair de la lune, mon ami oiseau
Donne moi ta plume
Pour chanter plus haut"
Tu m'as tendu la main
Je t'ai tendu mes plumes.
Tu te souviens?
On a promis
Promis!
Mais peut-on encore promettre?
Ils nous ont tellement tout pris
Même nos mots
Jusqu'à nos rêves
Parfois leurs mots qui consolent
On se prend à y croire
On voudrait tant y croire
Et si c'était vrai?
Alors on fait semblant
On se rassure un peu.
Mais quand même mon oiseau joli
Promis!
Encore
Encore une fois!
On va essayer
On va les surveiller
On va tout tenter
On ne les laissera plus
T'oublier, te blesser, te tuer
Mon amour
Mon oiseau
Ma Terre
Ma liberté.
Antoine Leprette
Samedi 11 avril 2020 - La maison du pêcheur - Locmiquélic
Je ne compte plus les jours
Je ne compte plus les nuits
"Ô temps suspend ton vol!"
Et le temps s'est posé
Et le temps s'est figé
Dans un souffle
Plus un souffle
Dans cet instant volé
Qui dure l'éternité
Le monde s'est arrêté
De vivre, de respirer.
Inspire
Expire
Inspire
Expire
Et puis, sans crier gare
Entre inspire et expire
La pause
La pause du temps
Pause sur image dans un replis du temps,
Une légère suspension
Un univers entier
Que va-t-il se passer?
Nous sommes effarés
L'arrêt du temps
Nous contemplons avec terreur ce monde détruit
Ce champ de ruine
Nos champs,
Nos ruines.
L'arrêt du temps nous donne le temps
Le temps de voir
De regarder
De voir passer le temps
Stupéfaits!
Le temps s'est arrêté
Nous ne respirons plus
Et pourtant
Nos cœurs continuent de battre
A vide
Arrêt sur image
Qu'avons nous fait ?
Tout est dévasté.
Je suis sur une île déserte
Et je suis seul au monde
Personne
Le monde est suspendu.
Dans les rues de mon île
Il y a pourtant des gens
Des passants,
Figés
Masqués
La démarche mécanique
Ils bougent et ne bougent pas
Ils n'ont plus de visages
Leurs yeux sont vides, inquiets.
On voit des hommes, des femmes
Mais pas d'enfants.
Il n'y a plus d'enfants!
Les enfants sont cachés.
Mon île, c'est Pompéi
Nous sommes couverts de cendres
Et pourtant!
Nos cœurs continuent de pulser
Mais notre sang ne circule plus
Qu'allons nous devenir?
Un oiseau est passé et m'a pris par la main
Non! je n'ai pas rêvé
J'ai vu son œil cligner
Il m'a fait signe de sa plume
Et mon sang s'est remis à couler.
Dans la rue, un grand bruit
Des chants
Des cris de joie
On se fait signe de la main
On danse sur les balcons
Au son des guitares
Aux rythmes des tambours
Au loin, les montagnes brillent
On ne les voyait plus.
Un oiseau est passé, nous a pris par les mains
Et puis s'est envolé.
Un hoquet!
Notre respiration bloquée s'entrouvre à l'air nouveau
Presque étouffés.
Nous regardons l'oiseau
Et nous nous regardons.
L'air est entré dans nos poumons glacés
Un air frais, si frais,
Notre sang s'est mis à ruer, à rugir
Un sang rouge, oxygéné
Nous n'avions plus l'habitude.
Nous nous sommes contemplés
Et nous avons souri
Et nous avons ri
Et nous avons pleuré
Pleuré de rires et de sourires
Pleurés de sentir la vie.
Le soleil était rouge et les oiseaux volaient
Nous entendions leurs chants
Un chant doux et sauvage
Alors!
Nous nous sommes aimés
Timidement
Avec pudeur
Doucement
Avec lenteur
Puis plus vite
Au rythme des tambours qui battaient dans la vallée
Et ils disaient les tambours:
"L'air est pur
Écoutez les oiseaux"
Alors!
Alors!
Nous avons dansé
Les hommes avec les femmes
Les femmes avec les hommes
Les hommes avec les hommes
Les femmes avec les femmes
Tous mêlés
Tous emmêlés
Et nous avons chanté
"Au clair de la lune, mon ami oiseau
Donne moi ta plume
Pour chanter plus haut"
Et nous avons promis
Nous avons fait serment
Quand nous avons senti notre sang qui coulait
Qui recommençait à mugir dans nos veines bleutées
Nous avons juré
De ne plus jamais recommencer
Pour ne plus avoir a revivre l'arrêt du temps
Ne plus jamais se demander:
""Qu'avons nous fait?"
Antoine Leprette
11 avril 2020 - Maison du Pêcheur - Locmiquélic
Silence
Torpeur
Et encore le silence
Serions nous les seuls survivants?
La Terre est entrée en collision avec un paquet de coton.
Nous sommes ouatés
Nous errons dans des rues vides.
Tiens, un autre être humain!
Que c'est étrange!
Nous nous écartons sur son passage
L'autre est devenu notre ennemi
Et pourtant!
Nous lui sourions
Discret geste de la main
Un léger "Bonsoir!"
Une dernière complicité
Un dernier reste d'humanité.
Nous vivons comme si c'était l'Apocalypse.
C'est venu comme ça
D'un coup
En douceur
Si doucement.
Ouate
Nous baignons dans la ouate
Tout arrive feutré
Non par la porte d'entrée mais par écran interposé
Et nous acceptons tout
C'est arrivé si vite.
Quelles journées étranges
Mes amis sont devenus des numéros
On échange des textos, tout, n'importe quoi
Il paraît qu'on meurt mais où sont donc les morts?
Nous vivons, mangeons, respirons, dormons dans nos bulles
Nous sommes des milliards de bulles
Qui flottent
Dans nos maisons
Dans les rues.
La moitié de l'humanité s'est arrêtée de vivre
Gestes suspendus
Figés
Respiration coupée
On parle
On écrit
Beaucoup
Trop sans doute
Trop vite pour compenser le vide sidérant de nos vies à l'arrêt.
Des écrans, nous arrivent des flots de vie
On s'interpelle sur les balcons
On meurt, on soigne, on se bat partout
Dans les rues, les magasins, dans les champs, les hôpitaux.
Les artistes, les musées, les savants
C'est un immense partage
Dans une réalité bizarre
Sur le net, ce grand bazar
Souk moderne sans odeur.
Une vie nouvelle qui coure le long des fils
Qui vole dans l'espace.
Et je vois mes enfants
Ils sont là sur l'écran
Vivants
Ils me font signe de la main.
"Nous sommes en l'an 2020"
Titre de film de science fiction
De roman d'anticipation.
Je suis petit
Adolescent
Allongé sur mon divan
Je lis mes bandes dessinées
"Nous sommes en 2020
Silence
Torpeur
Et encore le silence
Serions nous les seuls survivants?
La Terre est entrée en collision avec un paquet de coton"
Antoine Leprette
Mardi 3 avril 2020 - La maison du pêcheur - Locmiquélic