Exil espoir
Exil souffrance.
Elle est partie
Ils sont partis.
Je les revois tous
Ils étaient des centaines
En une file étrange d'hommes, le regard perdu.
Aéroport de Dammam
Arabie saoudite
Le long du Golfe
Deux heures du matin
Les yeux fatigués
Silencieux
Ils attendent le sésame,
Tampon sur le passeport qui leur dira "Entrez!"
Ils ont quitté l'Inde ou le Népal, le Sri-Lanka, le Bangladesh
Un seul rêve dans les yeux
Une seule boussole
Toujours la même
Chacun la sienne
Mon garçon
Mon fils
Toi qui porte mon nom
Tu le porteras loin, très loin, plus haut que moi.
Il s'appelait Muhammad et venait du Bengale
Son nom est Bastarian, originaire des Indes.
Ils étaient chauffeurs, jardiniers, serveurs
Mister plomber, Silicon man, hommes à tout faire
Invisibles
Si présents
Toujours souriant devant les abbayas noires
Toujours aimables avec les tawbs blanches
Toujours si polis avec les passeports blancs.
Vous arriviez tous les matins dans les bus qui déversaient vos corps fatigués.
D'où veniez vous?
Où retourniez vous le soir quand la nuit tombait sur le désert brûlant?
A combien dormiez-vous dans ces containers chauffés à blanc sous le soleil incandescent de l'Arabie des sables?
D'où veniez-vous, vous qui, jour après jour, sans jamais s'arrêter, couraient, sceaux de goudron brûlant à la main, slalomant au milieu des quatre-quatre rutilants lancés à des vitesses folles, pour boucher les trous de leurs autoroutes sans fin?
Vous qui, sans jamais s'arrêter, chassaient le sable qui recouvrait ces rubans de bitumes filant dans le désert surchauffé,
Combat de tous les jours contre les vents de sable aux embruns dorés.
Et toi jeune fille aux yeux remplis de larmes,
Le cœur glacé de peur à ces lendemains flous,
Ton âme pétrie d'angoisse à quitter ton village, tes parents, ta famille, tes paysages d'enfant.
Tu serrais fort la main de ta voisine quand l'avion prit son envol pour l'Arabie des mille et unes inquiétudes.
Tu venais de Colombo, de la misère des sols boueux, des lendemains inexistants rongés par la nécessité d'achever la journée.
"Where do you come from?
Where are you going?"
Toujours les mêmes questions, lancinantes,
Mélopée en boucle.
Je viens de la misère,
Je marche vers le ciel bleu,
Vers toi dont le passeport est blanc,
Privilège insensé qui ouvre toutes les portes.
Mon esprit retourne à Dammam,
Son aéroport.
Deux heures du matin
Fatigué par un voyage sans fin
Je me met dans la file des hommes indiens hagards.
Un policier arrive
"Sir! Please! come on with me!"
Sans attendre, me voici devant l'officier au tampon.
Mon sésame dans la poche, je hèle un taxi.
Monde insensé, où les hommes ne valent pas les hommes.
Exil souffrance
Exil espoir
Exil voyage
Exil prison.
Retour de Colombo, mon épouse te rassure jeune fille aux yeux de braise.
Demain tu te rendras chez Nemera,
Elle vient de la Grande-Ile.
Ses parents avaient pris le bateau pour fuir le Pakistan.
Ses lointains aïeux avaient quitté le Yemen, il y a longtemps, si longtemps,
Ils voulaient simplement vivre un islam différent
Et Nemera t'attend.
Elle a appris en France à enseigner la langue de Molière.
Tu t'occuperas de ses enfants.
Sois rassurée jeune fille,
Les tiens sont passés avant, pour voir, vérifier, te protéger.
Nemera n'est pas la deuxième, la troisième, la quatrième épouse d'un homme tout puissant, en tawb blanche, au shemag rouge et blanc.
Elle n'a que deux enfants et son homme est doux.
Les hommes de ton pays sont passés avant toi, pour toi.
Tu as de la chance jeune fille aux yeux noirs.
Tu viens du Sri-Lanka.
Mariam vient des Comores,
Son patron est son maître.
Elle a osé dire non!
Le maître est passé outre.
Mariam s'est enfuie.
Accusée de vol, menacée du fouet,
Elle dort ce soir avec tant d'autres femmes derrière les grands murs aux barbelés serrés.
Elle est femme, elle est noire et ça est pas grand chose.
Nurah vient d'Erythrée
Elle a seize ans
Dhiya a donné six mille cinq cents euros à sa voisine,
Nurah garde son bébé,
Dhiya garde son passeport.
"On ne sait jamais".
Dhiya est professeure,
Dhiya est française, son papa égyptien, sa maman d'Algérie,
Un passé de Cosette,
Les Ténardiers, Jean Valjean,
C'est l'histoire de Dhiya
Nous sommes à Dammam
Au bord du Golfe arabico-persique
Année 2014 après Jésus-Christ
1436 ans après l'Hégire.
Exil espoir
Exil souffrance
Tu es parti
Elles sont parties.
Elles viennent de Manille
Ont laissé leurs enfants aux mains de leurs parents
Les hommes les ont laissé, frappé, abandonné
Elles sont serveuses, ménagères, nounous
Elles frottent, font briller,
Elles astiquent.
"Comment vont les enfants?"
"Bien Monsieur Antoine
Bien Madame Isabelle"
Une larme perle au coin de leurs pupilles humides.
Le dernier a quatre ans.
Il avait un an quand l'avion est parti.
Neeta, a plus de chance
Ménage à gauche
Ménage à droite
La serpillière, le balai et le sceau à la main
Effacée
Invisible
Douze heures par jour
Couturière la nuit
Mais son mari est là et ses enfants aussi.
Le dimanche à l'église clandestine de la ville
Elle chante,
Elle prie,
Nous emmène choisir des tissus chatoyants.
Elle nous prend par la main
Nous serre dans ses bras
Son sourire plein de vie
J'ai trouvé une amie
Enfin vue!
Exil qui vous emmène
Sans fin
Toujours plus loin
Ailleurs
L'histoire de Nemera,
De ses anciens aïeux
Chassés d'un lieu, pas toujours accueilli,
C'est ton histoire aussi fille d’Israël
Toi dont le roulement des R a bercé mon enfance
Toujours sur le départ au grès des caprices des princes,
De la folie des homme.
Constantinople, Espagne
Amsterdam, Alexandrie
Et puis voyage en France
La Pologne,
Pour tes frères, pour tes sœurs.
Terminus Auschwitz!
"Rentre chez toi sale nègre!"
Rond-Point de Charbonnage
Libreville
Gabon
J'ai troqué les sables brûlants pour le vert des forêts.
Toujours la même histoire.
"Hé! le white, le white!"
Seul homme à la peau blanche dans la foule affairée
Je ressens tout le poids d'être autre,
Différent!
"Retourne chez toi, sale nègre!"
Ils sont là tous les deux
Les yeux fixés au sol,
Vrillés à leurs souliers.
Ils viennent du Cameroun,
Chauffeurs,
Étrangers sans papiers.
Le policier à la peau noire sourit
"Ce sera dix mille francs".
Je rentre à la maison, m'installe sous la varangue.
"Bonjour papa!
Ca va?"
On parle deux minutes,
Pas plus.
Le travail l'attend.
Angèle est là, fidèle,
Femme courage,
A six heures le matin
A dix heures le soir,
Elle est toujours là Angèle,
Fidèle!
Elle tord le linge
Repasse
Fait à manger,
S'occupe de la fille de sa patronne.
Elle est togolaise Angèle,
Sa patronne est Fang.
Cinq ans, cinq ans sans retour au pays.
Les papiers, les visas
Et encore les papiers
Et encore les visas.
Un an de salaire pour un visa.
Sa fille a dix ans.
Angèle ne pleure pas,
Angèle travaille
"C'est pas grave Papa.
C'est la vie,
C'est ainsi!"
Antoine Leprette
Dimanche 27 septembre
La maison du Pêcheur - Locmiquélic
Extrait de "Singuliers dans la foule" (Inédit)
Un grand arbre avançait marchant sur ses racines,
Il marchait en tremblant dans la forêt perdue
Tendant ses grandes branches vers les hommes futiles
En agitant ses feuilles, en nous faisant des signes.
Ne serait-ce pas Treebear, le plus ancien des Ents
Qui appelle au secours pour sa forêt perdue?
Sa peau est faite d'écorce, sa barbe de rameaux,
Il porte devant lui le message de la sylve.
Il apparaît bien seul à l'orée du grand bois.
Où sont partis les dieux qui protégeaient Sylva?
Qu'êtes vous devenus? vous étiez immortels!
Aja des Yoroubas, Abnoba le Gaulois
Tapio et Melikki du pays des grands-froids
Et vous les Driaddes de la lointaine Hellade,
Aranyani des Indes, le Maori Tane,
Auriez vous rejoint Vidar dans ses silences du Nord?
Porewit n'est plus dans la toundra glacée,
Il ne protège plus le passant égaré.
Où êtes vous donc passés?
Je vous en prie,
Revenez!
Ils ne sont plus nombreux les peuples de la forêt,
Noyés dans nos tourments, nous les avons perdu.
Pour chaque homme qui chasse son enfance rêveuse,
Une fée agonise, un elfe disparaît.
Mais si nous fermons les yeux dans nos songeries blêmes,
Robin réapparaît et Peter Pan renaît.
Le chevalier Bragon et Gandalf le gris
Reviennent prendre l'épée, la Compagnie revit.
Nos rêves ne sont pas creux,
Nous retrouvons les dieux.
Je revois Sylvebarbe, il avance, têtu,
Il appelle au secours, j'en suis sûr, c'est bien lui,
Il n'est pas seul,
Je le vois,
Derrière lui se presse toute une multitude,
La foule de nos ancêtres accrochés à ses pas,
Ils chantent un air très doux et nous tendent les bras.
Peut-être pourrions nous, si nous croyons encore,
Faire la paix enfin, nous lover dans leurs branches,
Avoir confiance en eux,
Les faire revivre un peu,
Retrouver nos anciens
Que nous croyions éteints,
Sauver leurs protégés
Pour aussi nous sauver.
Alors un vent très fort souffle dans notre dos,
Les grandes voiles des arbres se déploient dans l'azur,
Le grand vaisseau des êtres de la forêt perdue
Appareille vers des terres, des rivages inconnus.
Osons prendre le large main dans la main des dieux!
Osons ne plus vouloir bâtir à qui mieux mieux!
Osons ne plus détruire, osons rêver un peu!
Osons aller moins vite, osons ouvrir les yeux!
C'est le grand cris de l'arbre.
Dans un souffle,
Sans un bruit,
Le monde se fit silence.
Une suspension du temps.
On entendit ses branches bercer au vent léger
Les nids des oisillons chantant sous la charmaie.
Antoine Leprette
Vendredi 3 juillet 2020- La Maison du pêcheur- Locmiquélic
Extrait de "Blues du soir: le grand cris de l'arbre" (Inédit)
Un grand chêne poussait au pied d'une fontaine.
L'arbre tendait ses grandes mains au bout de ses longs bras
Noués, tordus.
Il appelait le ciel.
Le ruisseau qui coulait dans un murmure profond se faisait ruisselet,
S'épuisait doucement.
Le ciel s'est tu,
La fontaine s'est tarie
Et l'arbre a gémit.
Au loin les machines brisaient, détruisaient, construisaient,
Les hommes s'aimaient, rêvaient, pensaient, calculaient,
Leurs cheminées crachaient.
Dans un geste furieux, Éole s'est redressé
Les océans grondaient, Saturne se cabrait
Et le ciel a parlé
Et la pluie est tombée,
Tombée,
Tombée.
La fontaine a pleuré tous ses torrents de boue,
Le grand arbre a chuté dans un grand cris de branches
Puis le ciel s'est tu,
A nouveau.
La fontaine a pleuré le grand arbre déchu.
Ses dernières larmes séchées,
La source, épuisée, s'est dissoute dans les sables désertés.
Au loin les machines brisaient, détruisaient, construisaient
Les hommes s'aimaient, rêvaient, pensaient, calculaient ...
Antoine Leprette
Samedi 9 mai 2020 - Maison du pêcheur - Locmiquélic
Extrait de "Blues du soir: le grand cris de l'arbre" (inédit)
Poème publié le 24 juin 2020 dans le volume 5a de la revue de Patrice Perron "Onn Zeu Oueb Eugaine"
"On a remarqué que les colons sont souvent précédés dans les bois par des abeilles: avant-garde des laboureurs, elles sont le symbole de l'industrie et de la civilisation qu'elles annoncent. Étrangères à l'Amérique, arrivées à la suite des voiles de Colomb, ces conquérants pacifiques n'ont ravi à un nouveau monde de fleurs que des trésors dont les indigènes ignoraient l’usage; elles ne se sont servi de ces trésors que pour enrichir les sols dont elles avaient été tirées."
Chateaubriand - Mémoires d'Outre Tombe - Livre septième, chap.6
Chateaubriand a vingt-trois ans quand il débarque en Amérique en 1791 en suivant les abeilles, avant-garde des laboureurs. Qu'écrirait-il aujourd'hui qui voit les abeilles périr à une vitesse vertigineuse? La production de miel dans l'hexagone a été divisée par deux ces vingts dernières années. Partout dans le monde dit "développé", en Europe, aux États-Unis, en Australie, les colonies d'abeilles domestiques et sauvages disparaissent. Les abeilles meurent sous les coups de l'agriculture industrielle et de la folie des hommes.
En 2020, Claude Monet aurait bien du mal a peindre son champ de coquelicots et Victor Hugo ne pourrait plus chanter pour sa fille tant pleurée : "Que de fois j'ai cueilli de l'aubépine en fleur".
Les pesticides sont passés par là éradiquant les "mauvaises herbes" (dont "Les coquelicots" si chers à Monet). Les haies où fleurit l'aubépine sont systématiquement arrachées pour permettre le passage des tracteurs. Les abeilles se meurent et nous, pauvres humains, nous sacrifions nos âmes sur l'autel du toujours plus, toujours plus vite et perdrons bientôt nos vies peut-être quand on sait qu' un tiers de la production agricole mondiale dépend de ces minuscules bestioles.
Les "indigènes" ont été exterminés pour la plupart, les laboureurs se sont métamorphosés en "agriculteurs", ce monde de fleurs a disparu, les conquérants pacifiques ne peuvent plus se servir de ces trésors et les sols pesticidés, herbicidés, fongicidés, se meurent à tout va.
Si les abeilles sont les avant-gardes des civilisations, alors, leur extinction peut annoncer notre disparition.
"Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !"
"Le temps, c'est de l'argent" répond encore et toujours le chœur des boursicoteurs et de leurs épigones ulcérés, ces "Messieurs qu'on nomme grand" qu'interpellait Boris Vian par la voix de Mouloudji dans le "Déserteur".
Que peuvent encore les vers de Lamartine?
Que vaut donc une abeille au regard de l'argent?
"Il y avait un jardin qu'on appelait la Terre
Il était assez grand pour des milliers d'enfants
Il était habité jadis par nos grands-pères
Qui le tenaient eux-mêmes de leurs grands-parents
La la la la la la
Où est-il ce jardin où nous aurions pu naître
Où nous aurions pu vivre insouciants et nus
Où est cette maison toutes portes ouvertes
Que je cherche encore et que je ne trouve plus?"
De profundis!
Antoine Leprette
Maison du Pêcheur
Locmiquélic - lundi 15 juin 2020
PS. Cet argent, je le leur laisse et m'en vais flâner en rêvant, regarder pousser les arbres, prendre mon vélo, planter mes choux, prendre un ris dans la grand-voile, apprendre encore et encore de mes amis venus d'ailleurs, aligner des mots qui chantent et avec ceux que j'aime qu'ils soient proches ou lointains, tenter de sauver ce qui se peut encore, réinventer la joie, créer de nouvelles façons d'être, partager les combats présents et futurs, à notre rythme, au rythme du temps, prendre ce temps de vivre si cher à Georges Moustaki.
Pour enrayer le déclin des pollinisateurs, on peut toujours rendre une petite visite sur le site de l'excellente ONG Pollinis: https://www.pollinis.org/
Demain seront nos songes, demain seront nos nuits
Et nous vivrons ensemble tous nos rêves fleuris
Je t'aimerai mon ange
Demain comme aujourd'hui
Les oiseaux voleront dans nos rivières bleues
Les poissons nageront dans l'azur étoilé
Que vogue mon navire
Pour tes baisers poivrés
Nous irons lentement vers nos frères lointains
Repoussant l'horizon de nos mains enfiévrées
Filles et gars réunis
Par leurs doigts enlacés
Les cloches sonneront nos révoltes joyeuses
Les marins chanteront la vague retrouvée
Et nous auront du vin
Pour embellir l'ivresse
Dans la tasse de café, le marc s'est éteint
Mais j'ai lancé les dés: sous les pavés la plage,
Demain, une autre page
Demain, d'autres rivages
Antoine Leprette
Samedi 2 mai 2020 - Maison du pêcheur - Locmiquélic
Poème publié le 1 juin 2020 dans le volume 4 de la revue de Patrice Perron "Onn Zeu Oueb Eugaine"
Extrait de "dans les fêlures du Temps" (Recueil en préparation)